24 – QUI EST L’ASSASSIN ?

— Je ne comprends rien du tout à cette nouvelle communication de Juve. Il a arrêté Timoléon Fargeaux, me fait-il dire, mais il ne m’apprend pas pourquoi. Enfin, nous verrons. Juve n’est certainement pas un homme à agir à la légère. S’il s’est permis de signer un mandat d’amener contre ce Timoléon Fargeaux, c’est qu’évidemment il avait de graves motifs pour croire à la culpabilité de ce dernier.

Debout dans son cabinet de travail, au palais de justice de Bayonne, le procureur de la République réfléchissait à la dépêche que l’on venait de lui apporter de la part de Juve.

Le magistrat, bien qu’il voulût paraître rassuré, était en fait un peu inquiet.

Juve lui avait télégraphié de Garros ces quelques paroles :

« Timoléon Fargeaux est arrêté, je le garde au château de Garros. Venez. »

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Certes, M. Anselme Roche n’avait pas oublié qu’au moment de la découverte du cadavre du spahi, Delphine Fargeaux s’était écriée :

— C’est mon mari qui a dû tuer mon frère.

Mais, s’il se souvenait de cela, Anselme Roche se rappelait aussi que Juve avait attaché peu d’importance à l’exclamation de la jeune femme qui, d’après lui, avait parlé sous l’empire de la colère et sans que rien ne pût justifier cette terrible accusation.

— Juve, à ce moment-là, songeait toujours Anselme Roche, ne voulait pas admettre la culpabilité, même éventuelle, de Timoléon Fargeaux. Pour qu’il l’ait arrêté, il faut qu’il ait acquis une certitude indiscutable, il faut que le doute lui soit devenu tout à fait impossible.

Anselme Roche, qui était un homme méticuleux et précis, perdait quelque temps à réfléchir aux diverses suppositions que lui permettaient de concevoir les circonstances actuelles.

Mais manquant complètement de renseignements sur les démarches qu’avait, en réalité, fait Juve depuis qu’il l’avait perdu de vue, le magistrat ne pouvait guère deviner ce qui s’était passé à Biarritz, par conséquent comprendre la raison pour laquelle Juve n’avait, non pas à arrêter légalement Timoléon Fargeaux, mais du moins à le mettre en état de prévention.

Après avoir bien réfléchi, Anselme Roche se rendait compte que dans les circonstances où il se trouvait, il ne pouvait faire qu’une chose, c’était d’obéir à Juve.

Juve lui disait de venir, il viendrait, il se rendrait à son appel. Après, mon Dieu, il aviserait sur ce qu’il convenait de faire, car il n’était pas très persuadé que Juve fût homme à bien respecter les lois en leurs formes strictes, dès qu’il s’agissait d’arrêter un coupable.

— Si Juve a commis quelque faute de procédure, pensa avec fatuité Anselme Roche, je m’arrangerai pour lui épargner toute espèce de désagrément.

C’était là, évidemment, d’excellentes intentions, mais peut-être étaient-elles complètement vaines, car, à rencontre de ce que pouvait estimer le digne magistrat, Juve n’était pas homme à s’exposer à un manquement, même de forme, à son service.

Quoi qu’il en fût, le même jour, à sept heures du soir, M. Anselme Roche pensait quitter Bayonne et se rendre de toute urgence au château de Garros pour y rejoindre Juve. Malheureusement, au moment même où le procureur de la République quittait son Parquet, on annonçait la venue à Bayonne d’un procureur général chargé de recevoir les doléances du Tribunal qui s’estimait mal logé. Force fut bien à M. Anselme Roche de remettre son départ au matin.

Le magistrat donc, au lieu d’un train du soir, ne prit que l’express du matin. À deux heures il débarquait à la petit halte qui desservait le château de Garros et là, courageusement, refusant les offres des voituriers, il partit à pied.

— Pendant que j’ai Juve sous la main, songeait le procureur de la République, pendant que j’ai comme exemple le plus subtil policier qui ait jamais existé, le plus fin limier de la Préfecture, il faut que je tâche de profiter de ses conseils et de penser comme lui aux moindres détails. J’estime que Juve irait à pied pour ne point donner l’éveil dans le pays, pour n’intriguer aucun voiturier, je fais comme ferait Juve, j’irai à pied, moi aussi.

Le procureur de la République, qui s’estimait en lui-même habile d’avoir songé à pareille ruse, s’éloignait d’un grand pas et, naturellement, attirait fort l’attention des paysans occupés à travailler dans les champs, lesquels ne pouvaient pas ne pas remarquer ce monsieur habillé d’un long pardessus, coiffé d’un chapeau haut de forme, tenant à la main une canne à pommeau d’argent, qui se promenait sur la grand-route. Mais, indifférent à cette attention, le procureur poursuivait son chemin avec un calme imperturbable et une conscience satisfaite. Après un quart d’heure de route, il atteignait enfin l’entrée du parc de Garros et, mettant à profit les précédentes visites qu’il avait déjà faites et qui lui avaient permis d’apprendre quelque peu la topographie de l’endroit, il décidait, non point de passer par la grande allée menant au perron du château, mais bien par un raccourci, un petit chemin de traverse qui conduisait d’abord au pavillon et, de là, à la maison d’habitation.

M. Anselme Roche, heureux de trouver un peu d’abri contre les rayons du soleil et d’échapper aussi à la poussière de la grande route, pénétra sous bois avec une visible satisfaction. Il prenait son chapeau sous la main, respirait profondément et du pas d’un promeneur, cette fois, continuait d’avancer.

Le magistrat était encore assez loin du pavillon, c’est-à-dire se trouvait dans la partie la plus déserte du parc, à quelques centaines de mètres seulement du mur d’enceinte, qu’il s’arrêtait soudain avec un mouvement de légère stupéfaction :

— Qu’est-ce qui peut bien briller ainsi au fond de ce bois ? se demandait-il.

Campé sur le bord du chemin, M. Anselme Roche regardait en effet vers l’intérieur du petit bois, comme cherchant à apercevoir un objet qui l’eût intrigué.

— Ma parole, murmura le magistrat, je me demande tout à fait ce que cela peut être… On jurerait un morceau d’acier brillant au soleil.

De plus en plus intrigué, car il ne parvenait pas à deviner quel pouvait être l’objet qui luisait ainsi, Anselme Roche entra délibérément dans le bois. L’endroit était inculte, plein de ronces, de broussailles. Il se fraya un chemin de force, de plus en plus anxieux au fur et à mesure qu’il approchait. Ce n’était plus, en effet, une simple curiosité qui le guidait vers l’objet luisant au fond des broussailles. Dès les premiers pas, le magistrat avait dû reconnaître la nature du scintillement que d’abord il n’avait pu définir :

— Mais c’est le canon d’un fusil que j’aperçois, se dit Anselme Roche. Miséricorde, pensait le procureur de la République, c’est peut-être absolument idiot ce que je fais, mais je veux en avoir le cœur net.

Il ne s’était nullement trompé en croyant reconnaître qu’un fusil était attaché dans les branchages de l’arbre qu’il avait devant lui.

Or, non seulement ce fusil était attaché, mais encore, à côté de lui, lié à la même branche se trouvait une lorgnette ou plus exactement une longue-vue en cuivre, solidement ficelée.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? pensa le magistrat. Voilà encore un mystère, j’admettrais à la rigueur qu’un braconnier puisse cacher son fusil dans un arbre, mais enfin il n’est pas coutume dans ce cas que le braconnier attache son fusil. De plus, cette longue-vue ne rime à rien, un braconnier n’a pas de longue-vue, que diable. Qui peut avoir préparé ces deux instruments ?

Or, tandis qu’il considérait, toujours debout au pied de l’arbre, le fusil et la longue-vue, le magistrat crut reconnaître, d’abord avec hésitation, bientôt avec certitude, qu’il s’agissait d’une carabine de cavalerie et qu’en outre une mèche d’amadou communiquait avec le tonnerre de l’arme, mèche d’amadou qui était enflammée, et qui, lentement, devait brûler.

— Je deviens fou, pensa Anselme Roche, tout ceci n’a aucune espèce de signification et je ne peux être que la victime d’une hallucination épouvantable.

En même temps, hélas, regardant plus fixement, le magistrat dut se rendre à l’évidence : il n’était nullement victime d’une hallucination.

Quand il s’était approché, en effet, un petit vent léger avait secoué les branches d’arbres environnantes et dissipé par cela même la légère fumée bleuâtre qui se dégageait de la mèche d’amadou incendiée.

Cette fumée, maintenant que l’air était redevenu calme, était très apparente, elle montait en spirales bleuâtres vers le ciel et, volontiers, Anselme Roche eût juré qu’il la sentait.

— Décidément, je ne comprends pas du tout à quoi tout cela peut servir ?

Comme pour la vingtième fois peut-être il se refaisait cette réflexion, Anselme Roche sursauta avec une soudaine frayeur. Brusquement, à l’improviste, une détonation sourde avait éclaté, dont les échos se répétaient à l’infini dans le lointain du petit bois.

Le fusil qu’Anselme Roche considérait venait de partir. La mèche d’amadou que le procureur de la République avait regardée sans la moindre émotion, aboutissait certainement à la poudre d’une cartouche enfermée dans le fusil. Le fusil avait tiré, exactement comme si un chasseur avait appuyé sur la détente…

— Mais… mais… commença le procureur, si ce fusil vient de partir tout seul, il faut bien que cela ait un but, il faut bien que quelqu’un ait voulu qu’il partît tout seul. Qui donc ? Pourquoi ?

Anselme Roche n’était plus très jeune. Cependant, il avait gardé une certaine souplesse et cela devait lui être utile en l’occurrence.

Le magistrat, en effet, sans hésiter le moins du monde, s’approcha de l’arbre sur lequel étaient attachés le fusil et la lorgnette et entreprit d’en escalader le tronc.

D’abord, il n’y parvint pas, car l’habitude lui manquait pour un pareil exercice, mais il redoubla d’efforts et après cinq minutes de peine, cependant qu’il avait souillé son pantalon, verdi sa chemise, écorché ses mains, il eut l’heureuse chance de pouvoir s’agripper à une branche, ce qui lui permit, dans un dernier effort, de se mettre de niveau à peu près avec le fusil qui venait de tirer.

Le premier geste d’Anselme Roche était naturellement de porter la main sur le canon du fusil.

Si le canon était chaud, Anselme Roche aurait du même coup la certitude qu’il ne s’était pas trompé, qu’il ne rêvait pas, qu’il n’était pas victime d’un cauchemar et que réellement le fusil avait tiré. Si le canon de l’arme était froid, il devrait évidemment douter du témoignage de ses sens et s’accuser de somnambulisme.

Anselme Roche put à peine passer la main sur la culasse de l’arme. Il n’avait à coup sûr pas été halluciné quelques minutes avant, le fusil était bien chaud, une cartouche venait bien d’être tirée et la chaleur même était telle qu’Anselme Roche, qui avait servi au 13e régiment de chasseurs à cheval et en tirait quelque vanité, ne pouvait plus douter que c’était une cartouche de guerre, une véritable cartouche Lebel qui avait chargé l’arme.

Mystère.

Cramponné à la branche d’arbre qui lui servait de piédestal, Anselme Roche réfléchissait encore, quand il lui vint à l’idée que rien ne l’empêchait de regarder dans la longue-vue et de voir par conséquent sur quoi l’instrument était braqué.

Le procureur de la République alors, mit l’œil à l’oculaire.

Mais à peine eut-il regardé dans la lorgnette, à peine eut-il compris ce qu’il voyait, qu’il se prit à pâlir.

— Soyons de sang-froid, se dit-il, regardons.

Ce qu’Anselme Roche avait vu, en effet était surprenant au plus haut point :

La longue-vue fixée à l’arbre était, par un trou du feuillage, braquée sur une fenêtre, qui ne pouvait être que la fenêtre d’une des chambres du château de Garros. Et, dans le champ de la lorgnette, Anselme Roche apercevait dès lors, très distinctement, si près de lui qu’il eût cru pouvoir causer avec les personnages qui s’y agitaient, une chambre, la chambre de Timoléon Fargeaux, dans laquelle se trouvaient Juve, un individu, vêtu d’une blouse bleue et enfin, tombé par terre, inanimé, rigide, mort peut-être, mort sans doute, le malheureux Timoléon Fargeaux.

Dans la lorgnette à laquelle il continuait de coller son visage, il voyait très distinctement encore les vitres de la fenêtre qu’il considérait. L’une de ces vitres était brisée, le carreau était étoilé de grandes fêlures et, en son centre, un petit trou expliquait ce qui venait de s’être passé.

Si Timoléon Fargeaux était étendu sur le sol, inanimé, c’est qu’il avait reçu la balle qui avait passé à travers la fenêtre, si Juve s’agitait, faisant de grands gestes, si il semblait menacer d’abord puis, interroger le paysan en blouse bleue qui était avec lui, c’est que peut-être le policier l’accusait d’avoir tiré le coup de feu, ou du moins exigeait de lui une déposition que l’autre refusait.

Or, Anselme Roche, maintenant, ne pouvait plus hésiter. Le coup de feu qui avait tué Timoléon Fargeaux, ne venait-il pas, lui, de le voir tirer ? À côté de la lorgnette à laquelle il se cramponnait avec une fiévreuse nervosité, n’y avait-il pas un mousqueton, un mousqueton de cavalerie encore chaud ?

Certes, de l’endroit où il se trouvait au château de Garros, il y avait tout près de douze cents mètres, mais une carabine de cavalerie légère tire juste jusqu’à une distance de quinze cents mètres à peu près. Et le drame ainsi apparaissait à Anselme Roche dans toute sa simplicité.

— Je cherche le nom du meurtrier, se déclara soudain Anselme Roche, en frissonnant, mais parbleu, qui donc peut avoir eu l’idée d’un attentat aussi lâche et aussi savant, si ce n’est Fantômas, si ce n’est ce M. Borel ?

L’œil toujours collé à la longue-vue, Anselme Roche pourtant assistait à la fin de l’entretien qu’avait Juve avec l’individu vêtu de la blouse bleue.

Le magistrat ne comprenait rien du tout d’ailleurs à l’attitude du policier qui semblait plus curieux qu’irrité à l’endroit de son interlocuteur. Il comprenait moins encore ce que faisait ce dernier pour, de gros qu’il était, devenir subitement maigre. Il se croyait enfin le jouet d’un nouveau cauchemar, lorsqu’il voyait l’inconnu arracher sa perruque, sa moustache, dépouiller sa blouse et apparaître dans un veston de la meilleure coupe, avec un visage complètement glabre.

— Je deviens fou, cria M. Anselme Roche.

Le magistrat n’en dit pas plus long. Dans l’excès de son trouble, il avait complètement oublié la situation instable où il se trouvait et avait voulu lever les bras au ciel. Le mouvement était instinctif, mais il présentait un réel danger, et la suite des événements le lui prouva de façon péremptoire.

À peine le procureur de Bayonne avait-il en effet cessé de se cramponner pour exécuter un geste de lamentation, de désespoir, qu’il perdit l’équilibre, dégringola dans le vide, à grands fracas.

L’arbre sur lequel était juché le magistrat n’était heureusement pas bien haut. M. Anselme Roche commença par rebondir sur une branche voisine, se retint à un rameau qui céda sous son poids, puis enfin, alla choir, poussant des cris déchirants, au milieu d’un massif de ronces, où il s’écorcha et se piqua de la façon la plus désagréable.

Or, il était encore assis par terre, tout étourdi de sa chute et fort en peine de savoir comment il allait se dégager des ronces qui l’agrippaient de partout et le faisaient atrocement souffrir au moindre mouvement qu’il tentait, lorsqu’il entendait se précipiter vers lui quatre ou cinq personnes dont les voix lui étaient totalement inconnues. Anselme Roche, à ce moment ne conserva plus la moindre espérance.

— Je suis perdu, pensa le pauvre homme. À coup sûr voilà Fantômas et ses complices, je n’ai plus que quelques minutes à vivre.

Le magistrat se trompait. Les inconnus qui survenaient, – ils étaient au nombre de quatre – étaient descendus d’une automobile passant sur le chemin, et dont le moteur ronflait encore. Ils n’avaient nullement l’aspect de bandits et semblaient, au contraire, courtois, fort aimables.

— Miséricorde.

— Par la vierge del Pilar, vous n’êtes point blessé au moins, señor ?

Anselme Roche, ahuri, regarda un grand jeune homme qui, à l’un des bouts du massif de ronces dont il occupait le centre, l’interrogeait d’une voix pleine d’intérêt, mais aussi une évidente envie de rire :

— Je ne suis pas blessé, Monsieur, répondit le magistrat, du moins je ne crois pas, mais vous me voyez fort en peine et ne sachant comment me tirer de l’endroit où je me trouve. Je me pique aux moindres mouvements.

L’inconnu éclata de rire, ne pouvant évidemment plus résister au comique de la situation, il s’en excusa d’ailleurs de la meilleure grâce :

— Pardonnez-moi, Monsieur, faisait-il, j’ai eu grand-peur en vous voyant tomber, je suis heureux maintenant que vous en soyez quitte pour quelques écorchures. Voyons, tendez-moi la main, nous allons, mes amis et moi, écarter les ronces et vous tirer de là.

Derrière le grand jeune homme, vêtu d’un costume d’automobiliste fort élégant, deux autres jeunes gens avaient fait leur apparition, suivis eux-mêmes d’un monsieur d’un certain âge qui paraissait de méchante humeur.

Anselme Roche, pourtant, ne s’attardait pas à considérer ses sauveteurs improvisés. Il faisait ce qu’on lui avait dit. Il tendait la main et parvenait, grâce à l’aide qu’on lui prêtait, à se dégager tout à fait.

— Messieurs, commença le magistrat, permettez-moi de vous remercier infiniment de votre aide obligeante.

Et comme il était naturel, Anselme Roche, acheva :

— Vous me pardonnerez de me présenter moi-même, alors que je suis dans une tenue et dans un état plutôt bizarres, je me nomme Anselme Roche, je suis procureur de la République au Tribunal civil et correctionnel de Bayonne.

Or, le magistrat n’avait pas achevé de se nommer qu’il semblait qu’un revirement se faisait dans l’esprit de ses sauveteurs.

Le vieux monsieur qui, jusqu’alors, n’avait rien dit, s’approchait en effet du magistrat et l’interrogeait avec un fort accent espagnol d’une voix qui roulait les r.

— Señor, déclarait-il, je serais fort heureux de savoir pourquoi, si vous êtes procureur de la République à Bayonne, vous étiez grimpé dans cet arbre ?

La question était si naturelle qu’Anselme Roche ne crut pas pouvoir refuser d’y répondre :

— J’étais en train de me livrer à une enquête de police, affirmait-il. En passant, j’avais aperçu, de la route où stationne votre voiture, quelque chose qui brillait. Je suis monté dans cet arbre, j’y ai trouvé un fusil, une longue-vue, et en regardant dans cette longue-vue…

Anselme Roche n’acheva pas.

Alors qu’il contait exactement ce qu’il avait fait avec la plus entière bonne foi, le vieux monsieur avait brusquement sauté sur lui et l’avait bâillonné d’un foulard de soie qu’il sortait de sa poche.

— Aidez-moi, ordonna-t-il en même temps, tenez ce señor !

Le troisième jeune homme, cependant, avait lestement grimpé dans l’arbre d’où le magistrat venait de tomber. Lui aussi, collait son œil à la longue-vue et poussait un cri d’horreur en apercevant la chambre où gisait le cadavre du malheureux Timoléon Fargeaux.

— Santa Madonna ! s’écria le jeune Espagnol, cet homme ne ment pas, Señor Comte, il y a là un fusil qui vient de tirer et il a tué un pauvre homme dont j’aperçois le cadavre.

— Mais pas du tout, hurla Roche, parlant avec peine, car son bâillon le gênait fort, ce n’est pas moi qui ai tiré, je suis arrivé trop tard, je vous dis qu’au contraire je suis procureur de la République et que je faisais l’enquête, relativement à ce crime.

Hélas, Anselme Roche pouvait bien hurler tant qu’il voulait ce qui n’était pourtant que la vérité, on ne l’écoutait pas. Le jeune homme qui était monté dans l’arbre en était en effet lestement descendu et s’entretenait avec vivacité avec le vieux monsieur.

— Il faut le remettre aux alguazils ou aux gardes civils, faisait-il, c’est un assassin et notre devoir…

Le vieux monsieur n’était point de cet avis :

— Señor, répondait-il, vous oubliez que nous n’avons, nous-mêmes, aucun intérêt à fréquenter en ce moment les gens de police. C’est un meurtrier, je vous l’accorde, mais nous ne pouvons, même pour le faire punir, risquer d’attirer l’attention sur nous. Songez aux intérêts dont nous avons charge, songez à la passagère que nous devrons emmener ce soir, songez à celui qui l’attend.

Les arguments du vieux gentilhomme était évidemment péremptoires, car son jeune compagnon n’insistait pas outre mesure.

— Que faire en ce cas ? demandait-il.

— Simplement l’attacher à un arbre, près du fusil, la police le trouvera bien.

La proposition était raisonnable, on se mit en devoir de la réaliser immédiatement.

Et, tandis qu’Anselme Roche, de dessous son bâillon, hurlait désespéré :

— Mais vous êtes fous ! Je vous dis que je suis le procureur de la République de Bayonne. Je vous dis que ce n’est pas moi qui ai tiré ce coup de fusil. Relâchez-moi.

Ses sauveteurs, sans s’occuper de ses protestations, l’attachaient solidement au tronc d’un bouleau.

Même, le vieux gentilhomme, griffonnait hâtivement quelques mots sur une feuille de papier :

Gardes civils, écrivait-il, cet homme est un assassin, c’est l’auteur du meurtre qui vient d’être commis au château voisin.

Cela fait, la feuille de papier était épinglée au revers du veston du magistrat, puis les Espagnols s’éloignaient.

— Caramba, avait juré le vieux gentilhomme. Hâtons-nous, Señor nous n’avons déjà que trop perdu de temps.

Et Anselme Roche, incapable de bouger, la rage au cœur, dut rester lié à son arbre, cependant que ceux qu’il avait d’abord pris pour d’empressés sauveteurs regagnaient leur automobile et s’éloignaient à toute vitesse.

C’étaient les Espagnols qui, le soir même, devaient enlever Hélène au château de Garros.